L ' H Ô T E
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T H O M A S R O L L A N D
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Ce sourire qui vous ouvre ma porte, c’est Thomas. Thomas qui, tel l’olivier tourmenté de la Provence qui l’a vu naître, a concentré l’enthousiasme précipité de sa croissance dans l’attention sans faille à ce qu’il produit. Je lui avais demandé – s’en souvient-il seulement ? – ce qu’il souhaitait créer : « le bonheur des autres » fut sa réponse. Alors je l’ai gardé ; depuis lors, je ne saurais m’en séparer.
Il vous observera avec la plus discrète acuité. A ses gestes et ses mots, préside la prévenance. Votre déception est pour lui ce monstre qui, la nuit, se cache sous le lit des enfants. Chef d’orchestre et troubadour, chantant et souple comme un fifrelin, Thomas pressent, devine, anticipe ; l’avenir, dompté, se repose en ses mains. Oh, ce n’est pas un porte-plat, non ; il n’a rien, non plus, d’une desserte : Thomas disserte, compose, Thomas arrange comme il dispose ; il ne présuppose pas votre plaisir, il le tisse et le lisse, de plat en plat dessine un récit, et d’être ainsi à votre disposition, vous rend bien disposés à son égard. Et c’est heureux : car il y a de l’excès, dans ce jeune homme, un regain permanent d’énergie jaillissante. (Je me demande parfois si je ne l’ai pas inventé, ce délicat trublion). Il quitte la cuisine ragaillardi, sans cesse ; est-ce d’avoir humé, comme le fit son enfance enserrée dans la rade de Toulon, l’ail, les anchois, les panisses, le poulpe, la soupe de poisson que Benjamin affectionne et prépare ? Est-ce, plus simplement encore, d’avoir absorbé l’énergie d’un Chef passionné, travailleur et, comme lui, provençal et excessif ? Je ne sais pas exactement. Je sais de Thomas une chose plus importante : c’est à la perfection qu’il me convient.
Les vases communiquent : Thomas, contre les assiettes dressées, paye la cuisine d’un bon mot, dont il est très prodigue ; inhale de la salle les effluves de satisfaction et celles, plus rares, de la déception, et les ajoute aux parfums des cuissons, comme autant d’olfactifs tuteurs pour les mets préparés. Ce sourire qui tout à l’heure vous ouvrait la porte s’agrandit, s’étire, s’illumine et passe le pas de la cuisine ; un œil tranquille se pose sur vous et devant vous une main experte, ferme et paisible, dépose ce qu’il a, pour vous, été glaner. Vous échangez avec lui une boutade et cette imperceptible sensation d’une mutuelle compréhension : car vous veniez pour votre plaisir et Thomas, lui-même, est ici pour cela.
Thomas le stratège se veut avoir un coup d’avance, et les apparences de magie ne sont, nous le savons, que les effets d’une prestidigitation : car il va vite. Formé très jeune au service de la brasserie, il a tous les pions, toutes les ruses, toutes les tables en tête. Veuillez l’excuser, je vous en prie, s’il prenait trop de risques – si, une fois et par malheur, il présumait trop de ses forces et n’apercevait pas d’emblée que votre attente s’était changée en impatience ; il en serait mortifié, et modifiant sa stratégie en un instant de remord, s’empresserait auprès de vous, comme le fou protège sa Reine : avec loyauté, dévouement, et sans plus d’atermoiements.
Il vous rapporte de la cuisine cet art de l’improvisation qui est l’art du printemps. Il s’adapte aux changements parfois subits de la composition des assiettes. Benjamin créée, Thomas recréée ; gain et regain, création d’un plaisir proche d’une marelle de récréation. Lorsqu’il ferme les yeux et se représente ma cuisine, il voit la pince du Chef, au bout du bras du Chef, sous les sourcils froncés du Chef : la cuisson, comme tout le reste, appelle de Benjamin la plus scrupuleuse attention et la plus juste attente. Benjamin coupe, Benjamin fronce, ; Benjamin lève un filet, il fronce ; Benjamin dresse une assiette, il fronce, Thomas s’en saisit, il fonce et ne confond pas, loin s’en faut, vitesse et précipitation : ainsi tout vient à point, du mets cru au mets cuit.
Thomas est sans affectation. Ses apéritifs ont des accents de canisses et de tonnelles ; il aime le vin blanc et sa vivacité ; il se remémore avec émotion un « petit Chenin » dégoté par Lolita. Et, lorsque s’ouvre devant lui les eaux de la mer, qu’importe la saison, Thomas nage, longtemps et loin : il va chercher à l’horizon la sensation d’être, et d’être mêlé, mêlé à l’eau, mêlé à vous, mêlé à tout ce qu’il peut approcher et expérimenter. Un repas est pour lui une ample réjouissance ; Thomas est riche d’une tonitruante simplicité. J’étais si prétentieux, tout à l’heure, lorsque je disais croire l’avoir inventé : ce que je désire, finalement, c’est près de moi le garder et, jour après jour, mieux lui ressembler.
Photographie © Jules Azelie
Textes © Virgile Deslandre